Le principe Spinoza contre la méritocratie
Nos hommes politiques nous rappellent régulièrement l’importance du mérite et leur foi dans la méritocratie «à la française», en donnant en exemple des cas de réussite emblématique réalisée grâce à l’effort et à la volonté. Nous pouvons émettre aujourd’hui un doute sur la véracité sociale de leurs propos face à la persistance des inégalités et évaluer leurs effets plutôt contre-productifs notamment sur les nouvelles générations.
La notion de mérite est en train d’évoluer ; rien ne justifie que ces figures de « success stories » soient plus méritantes que d’autres, qui luttent quotidiennement pour leur propre survie ou la survie de leurs concitoyens. Avec la crise sanitaire, nous sommes d’ailleurs passés de l’estime des premiers de cordée à la mise en lumière des premières lignes contribuant aux services de première nécessité.
« Nous sommes avant tout des êtres de désir et non d’efforts de la volonté. »- Baruch Spinoza
Aujourd’hui, la valorisation du mérite individuel ne suffit plus à motiver dans un monde qui se questionne sur le sens des actions, le bien commun et l’avenir de la planète. Cet ordre du mérite n’est-il qu’un héritage de notre double culture judéo-chrétienne et républicaine ? Qui aujourd’hui a encore envie d’être méritant ? Ne souhaitons-nous pas plutôt être inspirants, innovants ou simplement utiles socialement ?
Déjà au 17ième siècle, Baruch Spinoza nous disait que nous sommes avant tout des êtres de désirs et non d’efforts de la volonté. L’équation de Spinoza est simple : Etre c’est Désirer, et Désirer c’est Etre. Le désir est l’essence de l’homme. Vivre c’est vouloir vivre, « persévérer dans son être » c’est-à-dire augmenter sa puissance de vie à travers les obstacles et les opportunités qui se présentent à nous. Tout est désir de quelque chose : la connaissance est d’abord un désir de vérité, la raison un désir de cohérence, la morale un désir d’une vie bonne … Nos hommes politiques sont eux-mêmes mus par leur désir de pouvoir qui découle, dans le meilleur des cas, du désir d’améliorer la société. Nous croyons souvent désirer ce qui nous manque, en réalité, nous ne désirons que ce qui nous permet d’être nous-mêmes, de réaliser notre essence, notre raison d’être. Et pour Spinoza, cette raison d’être n’est rien d’autre que la poussée vers le plein déploiement de nos potentialités et de nos talents en nous appuyant sur notre environnement.
Ainsi ce qui nous fait nous lever le matin, avancer, persévérer et réussir dans nos projets, c’est la claire conscience de nos désirs profonds. Ce n’est donc pas d’efforts besogneux ni de farouche volonté dont nous avons le plus besoin, mais de passion, de patience, d’attention et de discipline. Car bien entendu, il s’agit « cent fois sur le métier de remettre son ouvrage » afin d’acquérir la maîtrise d’un geste ou l’approfondissement d’un savoir. Mais lorsque la passion et l’enthousiasme nous accompagnent, il n’y a plus de mérite, il n’y a que le plaisir et la satisfaction de s’éprouver soi-même, tel l’artisan perfectionnant son art, le musicien répétant ou le sportif s’entraînant de longues heures quotidiennement.
L’énergie tant psychique que physique totalement investie dans l’activité librement choisie permet d’organiser et de structurer le flux de la conscience en conciliant harmonieusement les actions et les buts. C’est ce qu’on appelle en psychologie positive le « flow », cet état de concentration intense qui nous fait oublier toute notion du temps et d’où émerge un sentiment d’unité et de plénitude qui est la vraie récompense de l’action.
Cette motivation intrinsèque n’attend plus de reconnaissance externe pour un quelconque mérite lié à un effort remarquable. Ce qui n’empêche pas de chercher à faire rayonner son action ou son ouvrage en valorisant le résultat auprès d’un cercle de pairs, d’amateurs ou de connaisseurs.
« Nous croyons souvent désirer ce qui nous manque, or en réalité, nous ne désirons que ce qui nous permet d’être nous-mêmes. »
La double question à élucider devient donc : « Quelles qualités, quels talents, quels potentiels je désire vraiment développer ? » et « Quelles sont les activités qui me permettent de me sentir plein de joie et de puissance de vie ? »
Afin de répondre à ces questions, Spinoza nous apprend à démonter les pièges des méprises affectives et à comprendre les trompe-l’oeil qui aliènent notre désir, autrement dit qui le focalisent sur un objet étranger voire contraire. L’illusion la plus puissante est celle de l’imitation affective qui nous fait désirer ce qui est jugé désirable par d’autres. Le simple fait que d’autres aiment ce que nous aimons renforce notre amour, le simple fait que d’autres ne l’aiment pas nous fait douter. Par ce processus d’identification, nos désirs et attachements s’éloignent de notre sensibilité véritable. Ainsi nos propres émotions ne sont que le reflet de celles d’un groupe de personnes admirées ou enviées. La dépendance actuelle aux média et aux réseaux sociaux ne fait que renforcer cette « tromperie » de la conscience en inoculant le poison de la comparaison sociale.
Une autre méprise affective décrite par Spinoza est le mécanisme de contiguïté où le désir déborde l’objet initial aux choses voisines. On l’appellerait aujourd’hui l’effet de halo. Parce que j’aime voyager, je m’attache à un métier exigeant des déplacements qui finissent par m’épuiser et m’éloigner de ce qui est le plus désirable pour moi dans les voyages à savoir flâner et découvrir de nouveaux paysages. Nous sommes ainsi nombreux à nous méprendre sur nos vrais désirs et nous poursuivons des objectifs qui ruinent nos aspirations profondes.
L’intuition géniale de Spinoza est d’avoir démonté le mythe du libre arbitre, notion floue mais si chère aux philosophes. Le libre arbitre nous semble être notre bien le plus précieux. Nier le libre arbitre de l’homme serait comme nier sa dignité, sa grandeur et son humanité qui le sépare des animaux. Il s’agirait de pouvoir faire des choix à sa guise, de décider en toute indépendance. Nous serions dotés d’une force de volonté qui nous permettrait de mettre en œuvre n’importe quelle décision (c’est le fameux «quand on veut on peut»). Sa volonté permettrait à l’homme de littéralement se créer lui-même, de se façonner tel un sculpteur. Or rien ne prouve que notre volonté soit effectivement la cause des efforts titanesques que nous sommes capables de déployer. Car l’expérience inverse existe : nous voulons quelque chose et nous sommes incapables d’agir pour l’obtenir.
Spinoza fait l’hypothèse suivante : lorsque nous réussissons à entreprendre ce qui nous tient à cœur, nous sommes poussés par un désir irrésistible, sur lequel notre volonté n’a pas la moindre prise. Simplement, nous profitons d’un concours de circonstances favorables : ces forces qui nous poussent à agir vont dans le même sens que le but envisagé par notre volonté rationnelle. Mais parfois, nous sommes tiraillés par des désirs contradictoires. Nous pouvons alors nous sentir tourmentés par des intérêts irréconciliables et paraître dénués de motivation, indécis ou indifférents. Cette situation ne témoigne pourtant pas de la liberté de notre volonté mais plutôt de l’indétermination de nos désirs. Si nous parvenons finalement à faire un choix c’est parce que le rapport de forces entre nos deux désirs contradictoires a changé et que l’un des deux l’a emporté.
« Croyant pouvoir choisir ce que nous voulons, nous nous coupons de ce que nous désirons. »
Cette intuition de Spinoza est confirmée par les neurosciences aujourd’hui : en effet, l’imagerie cérébrale a démontré que l’on a conscience de prendre une décision qu’une demi-seconde à une seconde après l’échange de neuro-transmetteurs qui en est la cause. Ce que l’on prend pour une décision volontaire n’est en réalité que l’information d’une décision déjà prise à l’insu de notre volonté.
Nous louons la détermination et la force de caractère de certaines personnes. En réalité, elles ont la caractéristique d’être animées par un désir unique dominant, d’être peu perturbées par des désirs contraires, mais aussi d’être conscientes de ce désir et de ne pas s’y opposer. L’homme libre serait donc l’homme conscient de son désir et de son environnement.
Parce que très souvent, croyant pouvoir choisir ce que nous voulons, nous nous coupons de ce que nous désirons réellement. C’est donc au nom de la liberté que nous nous faisons nous-mêmes obstacles.
A quand une éducation spinoziste fondée sur le désir authentique ?
Sources : « Etre heureux avec Spinoza » de Balthasar Thomas – Editions Eyrolles (2008)
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