« Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? »
Lewis Carroll
Fatalement à un moment donné de notre vie, nous nous posons la question du sens, comme Alice. Cela surgit souvent très tôt dans l’enfance avec nos multiples « pourquoi ? », puis à l’adolescence, période de questionnement par excellence. A l’âge de la maturité, la question refait surface alors que nous l’avions soigneusement enfouie sous des couches de responsabilités familiales et professionnelles, d’activités distrayantes et d’habitudes rassurantes.
Pour quoi vivons-nous ? Pour quoi faisons-nous ce que nous faisons ? A quoi servent nos efforts et nos peines ?
« Il ne faut jamais chercher le bonheur. Il passe sur la route, mais toujours en sens inverse. » – Isabelle Eberhardt
Si le sens est entendu comme la direction (vers où court-on ?), les réponses sont de plus en plus difficiles à trouver aujourd’hui face au naufrage des idéologies politiques et au catastrophisme écologique. Va-t-on vers la destruction de la Nature et de l’Homme ? Car dans la notion de direction, il y a comme un principe de longévité et de durée. Une vie brève a-t-elle encore un sens ?
Mais il n’y a pas que la direction et la longueur dans la notion de sens, il y a également la largeur, l’épaisseur de la vie, autrement dit la signification, l’essence. En quoi une vie vaut-elle d’être vécue que ce soit sur 30 ans ou 100 ans ? J’aime bien penser à la vie de mes deux exploratrices favorites, Isabelle Eberhardt et Alexandra David-Neel qui ont su merveilleusement inventer le sens de leur existence. La première, éprise d’absolu et de liberté, a vécu une vie intense et rebelle, brève et nomade aux confins des dunes sahariennes et s’est noyée dans les eaux d’un oued en crue à l’âge de 27 ans. Elle écrivait presque de manière prémonitoire : « Tout le grand charme poignant de la vie vient peut-être de la certitude absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d’attachement. »
Alexandra David-Neel, quant à elle, a été la première femme européenne à pénétrer à Lhassa au Tibet à l’âge de 56 ans après des décennies de voyage à pied sur les chemins d’Asie, périple qu’elle poursuit jusqu’à un âge avancé. Elle fait renouveler son passeport à cent ans et demi et s’éteint quelques mois plus tard. Ces deux personnalités hors du commun ont su faire de leur vie une expérience optimale continue en se risquant à vivre leurs passions, en s’engageant pleinement à la fois dans le mouvement et dans la contemplation. Elles ont façonné une vie riche et dense, aventureuse et humble, active et créatrice.
Bien sûr, nous ne sommes ni Isabelle, ni Alexandra mais leurs vies exceptionnelles peuvent nous enseigner les quatre ingrédients indispensables pour une vie pleine de sens, à savoir la cohérence avec ses valeurs et ses aspirations profondes, l’engagement dans l’action malgré les difficultés et l’adversité, les relations intenses et authentiques avec des compagnons de route et la qualité d’attention au moment présent.
Le dernier ingrédient, souvent le plus rare et le plus difficile à réaliser, nous fait justement plonger dans l’épaisseur de l’existence, dans la texture du réel. La qualité de présence, moment après moment, permet de s’abandonner à l’expérience telle qu’elle se présente et d’abolir le temps. C’est un état de fluidité : couler comme l’eau de la rivière sans s’opposer à son cours. Rien n’est moins naturel, et y parvenir exige un entraînement quotidien en orientant son attention délibéremment sur des actions ordinaires. Nul besoin de Sahara ou d’Himalaya pour aiguiser cette qualité d’attention, cet éveil à une autre façon de voir et de sentir. On peut contempler un arbre ou une fleur, observer un enfant qui joue, marcher ou travailler en habitant totalement l’instant.
« Choisissez une étoile, ne la quittez pas des yeux. Elle vous fera avancer loin, sans fatigue et sans peine. » – Alexandra David-Neel
Cette capacité d’attention est, en réalité, la clé pour réunir les 3 autres ingrédients. Vivre le moment présent permet d’écouter notre voix intérieure et de sentir intuitivement ce qui nous convient, ce qui est important pour notre vie, tout en étant en résonance avec le monde extérieur. De la qualité de présence à soi dépend notre qualité d’écoute des autres et d’ouverture à la différence. C’est justement en se confrontant à l’altérité, à des cultures radicalement différentes, que nos deux exploratrices ont pu découvrir leurs terra incognita intérieures. C’est souvent notre propre étrangeté qui nous fait peur et que nous projettons sur l’inconnu. « Je est un autre » disait Rimbaud.
Mais ces deux héroïnes ont quelque chose de plus, elles ont la capacité de donner un sens global à leur vie, en s’appropriant leur parcours par le biais de l’écriture. Même si rapporter par écrit leurs pérégrinations et leurs réflexions était aussi un moyen de subsistance pour elles, leurs livres poétiques ou érudits, leurs lettres et carnets ont donné une couleur particulière à la trame des événements qui ont constitué leur vécu. C’est bien la mise en mots, l’interprétation des faits intimes ou historiques, la capacité de lier actions, pensées et sentiments en une histoire vivante et unique qui donne véritablement un sens à une vie humaine. Ainsi le film de notre vie déplie le champ d’une double temporalité, où chaque instant, saisi dans le présent de son avènement, se superpose à la mémoire d’un temps intérieur. Car si le sens prend sa source dans l’émotion pure et spontanée de l’instant, il jaillit véritablement dans ce petit espace intime de retour sur soi.
C’est une des raisons pour lesquelles j’aime accompagner les personnes avec les pratiques narratives. Sans passer forcément par l’écrit, cette approche s’intéresse aux histoires des individus et met en récit les infimes évènements qui, s’ils sont vus séparément, semblent n’avoir pas de sens particulier. Cette nouvelle perspective permet d’être à la fois le sujet et l’auteur de sa vie, de faire des liens entre les hauts et les bas, d’honorer ses racines, d’approfondir la qualité des liens avec des êtres inspirants, de se nourrir des précieux apprentissages et de s’inscrire consciemment dans une expérience collective au carrefour de l’époque. Les personnes ainsi réconciliées avec leur histoire, avec ce « Je » en lien avec le monde extérieur, gagnent en cohérence et en vitalité, se reconnectent à leurs désirs et à leurs forces pour poursuivre le chemin avec un goût d’aventure.
Alice a raison, le sens de la vie est notre œuvre et notre création selon une recette unique. Nous pouvons croire que la vie est faite de chocs et de hasards ou bien d’évènements et de rencontres. Nous pouvons privilégier ce qui nous fait sentir vivant.e et vibrant.e, ce qui nous éblouit encore et nous fait progresser inlassablement.
Finalement le sens est une saveur bien plus qu’une destination. Il est comme le sel dans notre histoire de vie, il donne du goût à ce qui nous arrive.
Si vous souhaitez découvrir Isabelle Eberhardt, lisez « Au Pays des sables » Les Editions du Centenaire.
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