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« C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche »

Pierre Soulages

Quand Pierre Soulages décrit son processus de création sur la toile, il induit que le geste précède l’intention et en même temps la révèle. C’est le mouvement qui crée la possibilité d’une rencontre, d’une action ou plutôt d’une interaction entre la matière et l’artiste. L’acte créateur serait davantage fortuit et impulsif qu’intentionnel.
« Dès l’instant où je commence à travailler, je ne cesse d’échapper à l’idée ou à l’envie de départ. Je suis toujours attentif à ce qui se produit sur la toile et qui fait que ça bifurque, que ça change de direction, que ça devient autre chose puisque, de manière générale, le tableau avance et s’échafaude dans un dialogue (si on peut appeler ça un dialogue) entre ce qui se passe sur la toile, ce qu’on ne peut prévoir, et l’artiste. Ce qu’on imagine est toujours pauvre à côté de ce qui peut se produire sur une toile par la couleur, la matière colorée, la quantité… C’est de cette manière que le tableau se rapproche du moment où je ne peux plus rien faire. Au moment où ce que j’obtiens est quelque chose qui, à mes yeux, vit, je m’arrête. » (interview février 2003 – Dominique Demartini)

« L’homme est un projet dans lequel il se surprend. »

Ce processus dynamique de création artistique peut être transposé au niveau de la capacité d’agir qui est à l’œuvre dans notre propre existence. Nous aussi, nous pouvons nous découvrir à travers nos expériences, nos choix implicites, nos accidents, nos réalisations. Créer sa vie c’est cheminer, expérimenter, tester, découvrir, interroger, faire et défaire, s’attacher et quitter. Un projet de vie est comme un projet de tableau pour Soulages, il se construit en cours de route, bifurque, se réinvente, s’enrichit des rencontres avec la matière du réel. L’important est que le résultat nous semble vivant.

Lorsque dans la même interview, Soulages évoque le souvenir d’un peintre des années 50 qui affirmait construire son tableau dans sa tête et n’avoir plus qu’à le reproduire sur la toile, cela me fait penser à un certain courant de développement personnel qui préconise la visualisation du résultat souhaité et du point d’arrivée pour définir ensuite les étapes à exécuter, petit pas par petit pas. Je crois davantage à la vision d’une création intuitive, spontanée et sensible, telle qu’exprimée par Soulages, laissant une large part à l’imprévisible. L’idée de départ n’est que le prétexte pour se mettre en énergie et en mouvement.

Une fois n’est pas coutume, j’avais très envie de partager un extrait d’un texte lumineux qui traite de la créativité et de l’expression personnelle comme voie de dévoilement et d’invention de soi. Il s’agit de l’ouvrage « L’arc-en-soi » de Denis Pelletier, professeur à l’université de Laval (Québec), qui malheureusement n’est plus réédité.

Après avoir décrit le sentiment de privation et de manque qu’un individu peut ressentir dès l’enfance puis les scénarios de vie enfermants dans lesquels il tente de se refugier, l’auteur propose des voies inédites de réalisation afin d’aller vers plus d’ouverture, de légereté et de plénitude. Il nous convit à l’expression personnelle sous toutes ses formes qu’il décrit comme un changement de perspective et de l’étonnement pour soi.

Je vous propose la lecture de son merveilleux Chapitre 4.

 

« C’est par l’expression que l’individu résout l’impasse de s’arrêter pour se voir en mouvement, qu’il se projette hors de lui et qu’il se surprend lui-même. L’individu est une création qui se fait à travers les événements et qui évolue avec les indices qu’il rencontre. L’homme est un projet libre qui n’est pas donné à l’avance et qui apprend son devenir en même temps qu’il devient. Il n’a pas à décider une fois pour toute de ce qu’il va être. Il le découvre au fur et à mesure qu’il avance. C’est en risquant telle action, c’est en portant attention à telle préférence, c’est en faisant tel choix que ses intentions tacites deviennent plus évidentes. Il est un projet dans lequel il se surprend. Cela signifie deux choses : premièrement que l’être humain sait d’abord ce qu’il veut d’une manière implicite ; ce qu’il veut n’émerge pas de sa conscience, il devient conscient de ce qu’il veut. Deuxièmement, que les stimuli que l’individu appréhende se révèlent appartenir à une même valeur, à une même finalité et qu’ils garantissent à celui qui sait leur obéir de la cohérence et de la continuité.

« La vie est pleine de soulignés qui attendent d’être transformés en intentions claires. »

Ceux qui se définissent étroitement par leur pouvoir de raisonnement et de décision comprennent difficilement le caractère improvisé et continu à la fois du devenir humain.

C’est une attitude d’humilité et d’attente qui constitue l’essentiel du phénomène créateur. Quiconque cherche à contrôler l’inspiration se condamne à ne jamais la connaître. Elle requiert uniquement de la non-résistance. Alors elle devient irrésistible : on n’a qu’à la suivre. Elle précède ou elle pousse mais jamais elle ne se fait mener, d’aucune manière.

Ce respect envers ses propres ressources créatrices devient possible lorsque l’individu en arrive à se concevoir comme un mystère pour lui-même.

Nous sommes enfin au cœur de la question. C’est l’identité de la personne qui détermine sa capacité d’expression.

La liberté est dans le devenir qui se fait au fur et à mesure de son obéissance : elle est dans l’attitude de laisser sa propre vie révéler son projet. Celui qui croit conduire ne sait jamais où cela va mener. Notre existence ne serait-elle pas un jeu inventé par nous-mêmes depuis l’origine et que nous découvrons avec étonnement à mesure qu’il se joue ?

Cela illustre à merveille le paradoxe d’une vie à la fois voulue et imprévisible. C’est par l’action et l’expression sous toutes ses formes que chacun peut s’insérer dans le mouvement de son propre projet. Autrement, nous sommes condamnés à jouer des rôles imposés et des scénarios appris qui ont l’inconvénient de nous éloigner de nous-mêmes et surtout de comporter beaucoup d’ennuis.

Chaque fois que nous nous attardons à quelque chose, chaque fois qu’une image nous retient, qu’une personne nous intéresse, qu’une chanson s’impose, nous sommes en train de surprendre notre projet d’être. En nous percevant comme un mystère pour nous-mêmes, nous devenons sensibles à des signes et à des mots évocateurs. Chaque fois que nous ouvrons un livre et que nous soulignons une phrase, cette phrase parle de nous, elle nous annonce une conviction intime encore mal formulée, elle soulève une question confusément présente depuis toujours, elle éveille une solution au bord d’être saisie. La vie est pleine de soulignés qui attendent d’être transformés en intentions claires.

Celui qui croit se connaître n’a pas envie de s’exprimer, comme celui qui croit savoir n’a pas envie d’apprendre. C’est quand quelqu’un se sent rempli d’inconnu qu’il éprouve le besoin de se révéler : il doit oser le vague. »

Sources :

Dominique Demartini, Entretien avec Pierre Soulages – février 2003

« L’arc-en-soi » : Essai sur les sentiments de privation et de plénitude – Denis Pelletier (ROBERT LAFFONT – mars 1981)

Images : Tableaux de Pierre Soulages (Brou de noix 482 x 634 cm, 1946, Rodez, Musée Soulages Archives Soulages ©Adagp, Paris 2019 / Composition bleue et noir, sérigraphie sur papier 28 x 38 cm)

Sep 13, 2024