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La tristesse, défaitisme ou lucidité ?

[…]

Qui va là, tristesse
Vous ne m’aurez pas ce soir
J’ai enfin trouvé la sagesse
Et désormais les pleins pouvoirs
Quelle audace de me faire croire
Que je ne suis qu’un pauvre pantin
Manipulé par vos mains
Dégoulinantes de désespoir

[…]

Tristesse, Chanson de Zaho de Sagazan 2023 (La Symphonie des éclairs)

« La tristesse est un acte de lucidité et de grande intelligence. »

La tristesse est véritablement l’émotion la moins bien acceptée dans notre société occidentale actuelle. Finis le spleen baudelairien, la mélancolie des romantiques allemands, la saudade portugaise, les visages graves de Modigliani. Nous sommes exhortés à cultiver le sourire et l’optimisme en toute circonstance afin de faire preuve de résilience et d’affirmation face aux difficultés de la vie. Même la colère est mieux valorisée que la tristesse. Oui mais voilà, les émotions ne se décrètent pas, comme le dévoile la fin des paroles de la chanteuse Zaho de Sagazan. Ni pantins, ni marionnettistes, nous sommes bien souvent envahis par nos affects tristes hors de contrôle de notre volonté positiviste. Et c’est tant mieux ! Car n’est-ce pas à la source de notre sensibilité d’être vivant ? Une intelligence artificielle peut-elle ressentir et exprimer de la tristesse ?

Face à la disparition des éspèces, à la pollution des terres et des océans, à la guerre destructrice, à la pauvreté persistante, à la dislocation de la société, n’a t’on pas l’obligation morale d’être triste ? N’est-ce pas faire preuve d’un sentiment de désastre sans se voiler la face ?

Afin d’explorer en profondeur les effets de cet état d’abattement et de déchirement puis les conditions de sa métamorphose, je souhaite poursuivre la publication d’extraits de l’excellent ouvrage « L’arc-en-soi » de Denis Pelletier, professeur à l’université de Laval (Québec).

Après avoir décrit le sentiment de privation et de manque à travers les scénarios du ressentiment, de la quête d’absolu, de l’exclusion sociale et de l’invalidation personnelle, l’auteur nous parle d’une démarche étonnante proche de la voie du zen. Il met en avant l’acceptation de sa propre vulnérabilité et de sa finitude pour se libérer des illusions de la toute puissance et pouvoir agir de manière juste. Car la tristesse ne doit pas conduire au défaitisme ni à l’immobilisme mais a plutôt vocation à éclairer nos actions. Le bannissement actuel de la tristesse pourrait bien être à l’origine de nos comportements excessifs de consommateurs et de prédateurs, qui ne font qu’accélérer les causes de notre prochain malheur.

Je vous partage le chapitre 3 si éclairant.

« Le sentiment de privation provoque une impression de vide. Cela tient à ce qu’est par définition un manque : quelque chose à trouver en dehors de soi. L’individu engage donc des efforts considérables à le combler par des efforts extérieurs. Son besoin d’être aimé, son désir de posséder, sa recherche parfois obsédante de sensations fortes et d’expériences nouvelles, son attente d’événements qui sauraient dissiper son ennui, sa quête d’une idéologie politique ou religieuse qui pourrait donner du sens à sa vie, tout cela l’éloigne de lui-même et l’exproprie de son monde intérieur. S’il est vide c’est qu’il n’occupe pas son être. Mais pourquoi évite-t-il à ce point de rentrer “chez” lui ? C’est que précisément, ce vide, qui est de ne rien sentir, n’est rien d’autre qu’une grande tristesse à vivre.

On confond malheur et tristesse. Nous sommes tristes à cause d’événements désagréables, mais la tristesse, en tant qu’elle est un sentiment, n’est pas un état désagréable. Elle est au contraire une sorte de soulagement des tensions accumulées, un aveu concret, une acceptation ressentie que les efforts et les résistances engagées sont devenues inutiles, que l’énergie mobilisée en soi ne peut pas changer la situation.

La tristesse n’est pas qu’un sentiment, elle est aussi un acte de lucidité et de grande intelligence, car elle révèle l’homme dans sa vraie nature et dissout le mythe de sa toute-puissance et surtout sa prétention à devenir parfait. La tristesse exprime notre finitude et scandalise ceux qui croient à l’immunité de l’argent et de la technologie.

En refusant la tristesse, l’individu refuse ses limites et refuse du même coup de “rentrer chez lui”. Ainsi par une sorte de renversement paradoxal, le refus de ses limites bloque l’accès à sa vie intérieure, à ses motivations profondes, à ses ressources affectives et à ses forces créatives.

 

La tristesse acceptée est la seule réponse possible à l’interminable ressentiment. Vouloir refaire le passé, réclamer son dû, se battre pour venger l’échec ou encore exiger l’amour qu’on n’a pas eu, c’est se priver du présent et du plaisir au nom de la privation ancienne. L’individu enfermé dans son ressentiment n’a pas d’autre issue que d’accepter le caractère irréversible des événements : ce qui est arrivé est arrivé, personne au monde ne pourra combler ce deuil ou ce manque d’amour. Cette acceptation réduit le manque à lui-même et le contient dans sa vraie dimension, plutôt que de le laisser envahir la durée d’une vie. Caractère irréversible du temps et caractère inachevé aussi : tristesse que chaque expérience n’ait pas été vécue complètement, que telle relation avec un parent, un ami n’ait pas trouvé sa pleine expression. Cette acceptation, quand elle se produit, libère la personne de la répétition et la rend disponible à risquer plus de spontanéité puisqu’il est illusoire de revenir sur ce qui est irréparable et inachevé. Il lui reste à se réconcilier avec elle-même et à vivre la tristesse de ce qu’elle a manqué par sa propre frustration, sans s’en faire le reproche qui ne ferait qu’alimenter le reprise du ressentiment.

« La tristesse est la seule solution qui ne soit pas hors de soi.

Elle fait rentrer chez soi. Elle est tendresse pour soi. »

La tristesse paraît également la seule réponse sensée à la quête d’absolu qui fait de l’individu un perpétuel affairé du désir. En effet, le désir est un bonheur d’appétit à prendre pour ce qu’il est, pour l’enthousiasme qu’il suscite et la vitalité qu’il ranime. Il a essentiellement pour fonction de donner de la valeur à l’existence. Par cette seule fonction, le désir a déjà sa raison d’être sans que l’individu doive exiger l’appropriation des objets sur lesquels il porte. Autrement dit, il doit savoir rêver pour le plaisir de rêver, désirer pour le plaisir de désirer. Il n’y a donc pas d’opposition radicale entre désir et réalité puisque le désir est le carburant du réel.
Pour celui qui est en quête d’absolu, la tristesse à vivre est celle du renoncement. L’expérience du renoncement implique l’acceptation du désir en tant qu’il est dans sa nature inassouvissable. Il incombe à la personne de renoncer à l’impossible qui prend des allures de réalité. En renonçant à l’absolu du désir, l’individu peut aimer sa réalité avec le meilleur de lui-même plutôt que de le garder comme jadis à nourrir son idéalisme et introduire dans sa vie des forces d’avenir qui jusque-là servaient l’éphémère.

La tristesse est également la seule réponse sensée au sentiment d’exclusion. C’est la peur d’être seul qui pousse la personne conformiste à se faire valoir, à mériter sa place, qui lui fait éviter les conflits en écoutant, comprenant les autres, en étant du même avis. Mais que d’énergie libérée quand il accepte vraiment sa solitude comme une donnée absolue, comme une caractéristique inhérente au fait même d’exister. Alors il n’a plus à se rendre irréprochable, ni à craindre l’affrontement. Il accepte que tout être humain puisse être objet de critique, être jugé défavorablement par d’autres, qu’il puisse ne pas être aimé de tous. Il accepte cette distance avec les autres. Quand l’individu accepte profondément sa solitude, il n’a plus à quémander à personne son droit d’exister, et il commence à vivre des rapports de liberté où il affirme enfin ce qu’il est.

La tristesse est la seule réponse sensée à l’invalidation personnelle. En fait, la préoccupation de s’améliorer rend les défauts encore plus insupportables. L’individu va-t-il devoir toute sa vie réprimer sa spontanéité sous prétexte qu’elle est indigne de l’idéal qu’il se fait ? Va-t-il s’épuiser dans l’effort de contrôle sans jamais connaître ce qu’il est vraiment ? C’est triste de renoncer à la perfection et d’accepter ses limites, d’autant qu’il semble qu’on pourrait toujours les reculer. L’énergie que l’on met à être meilleur retarde l’échéance de devoir admettre sa finitude. Elle est triste cette finitude car elle est refusée depuis l’enfance. Il a fallu besogner dur pour réussir, pour ne pas échouer, pour rester dans la compétition. Des punitions et des récompenses se sont ajoutées à l’exigence d’être efficace, compétent et fort.

Chacun peut s’entraîner, s’exercer pour aller plus loin, mais au bout de l’effort il ne pourra trouver encore que l’imperfection … ou quelqu’un d’encore meilleur ! Ce qu’il peut faire de mieux alors est de vivre complètement son incomplétude, pleinement son vide et absolument sa contingence. S’il accepte et ressent qu’il est faible et vulnérable, qu’il a des peurs, qu’il est impuissant vis-à-vis de la maladie et de la mort, que ses jugements et ses choix sont peu sûrs, qu’il y a impossibilité de prévoir les conséquences lointaines de ses actes, alors il ne risque pas d’être déçu par ce qu’il fait et par ce qu’il lui arrive.

En reconnaissant sa finitude, l’individu connaît une sorte de vertige où il tombe de l’idéal à l’actuel, de l’image au réel. Il a fait une chute jusqu’au fond de sa nature. Et l’avantage d’être au fond c’est de s’y reposer, c’est de déposer les armes, et de ne plus être autre que soi. Il ne craint plus d’être invalidé.

La tristesse n’est pas une solution tellement appréciée. On lui préfère la volonté de puissance : encore plus d’effort. On lui préfère aussi les tranquillisants ou les plaisirs forcés. On oublie sa tristesse. Alors, la tristesse reste là comme un vide qui paraît chaque fois que l’agitation cesse. Cette tristesse n’est jamais assumée assez longtemps pour qu’elle acquière un sens, pour qu’elle devienne de l’acceptation comprise comme de l’oubli, du renoncement, de la distanciation et du repos.

La tristesse comme réponse au sentiment de privation n’est pas dépression. Elle n’est pas tristesse sans objet, sans raison. Elle est tristesse de l’inachevé (et de l’irréparable), de l’impossible, de la solitude et de la finitude. La tristesse est la seule solution qui ne soit pas hors de soi. Elle fait rentrer chez soi. Elle est tendresse pour soi. La personne commence à se libérer du point de vue des autres et commence à se voir de l’intérieur. Elle découvre le pouvoir de devenir sa propre mère et son propre père, c’est-à-dire à ressentir de l’affection et de l’indulgence pour soi-même.

Chacun sait ce qui est bon pour lui. Ce qui est bon pour la personne triste c’est d’abord d’être comprise en étant capable de s’écouter et de laisser parler la partie d’elle-même insatisfaite et vulnérable. Elle apprend à se recevoir et à ne pas se bousculer comme des retrouvailles de soi à soi. Il existe un sens émotionnel à l’origine de nos gestes, postures, intonations, à l’origine de nos perceptions et pensées. Ce sens émotionnel participe étroitement à la vie de l’organisme et c’est pourquoi une attention à ce qui est ressenti devient une attention au corps.

Cette expérience du ressenti et de la présence à soi rend la personne de plus en plus habile à saisir ses motifs d’agir, ses besoins, ses désirs. Elle a une idée plus claire de ce qu’elle veut et de ce qui doit fonder ses décisions. Elle s’éparpille moins dans toutes sortes de tâches et s’engage davantage dans des projets qui ont de l’importance à ses yeux. La tristesse se dissipe à mesure que se développe la capacité d’éprouver le plaisir. Elle est aussi moins dépendante des autres et des circonstances. La personne sort des relations uniquement fonctionnelles et superficielles avec les autres. Elle n’aurait jamais cru qu’elle puisse être à l’origine d’un tel bien-être. Non seulement elle sait se faire du bien, mais en plus elle se sait capable d’aimer. Aussi l’impression d’un manque laisse-t-il peu à peu la place à celle d’une certaine plénitude et du sentiment d’un moi unifié. »

Source : « L’arc-en-soi » : Essai sur les sentiments de privation et de plénitude – Denis Pelletier (ROBERT LAFFONT – mars 1981)

Images : Tableaux de Amedeo Modigliani (« Christina » 1916, « Portrait de Dédie » 1918)

Oct 18, 2024