L’équilibre du Sumô
Dans mon village connu pour ses métiers d’art, j’ai découvert un jour au fond de l’atelier d’un céramiste, une sculpture en grès émaillé qui m’a saisie et interpellée. Je ne l’ai pas achetée immédiatement, mais quelques mois plus tard en repassant dans la boutique, le Sumô était toujours là et me regardait en souriant.
Installé dans mon salon, ce Sumô en posture d’équilibre m’inspire une méditation quotidienne sur l’art de la légèreté et de l’ancrage.
« Le secret du Sumô est l’alliance de la technique et de l’action intuitive. »
Issu d’une tradition millénaire, cet art sacré au Japon célébrait à l’origine les divinités shinto présentes en toutes choses de la nature, dans le but d’obtenir leur bienveillance. Le grand geste des lutteurs frappant le sol du pied vise à faire fuir les esprits malins.
La chorégraphie du combat met à l’honneur des qualités physiques de puissance et de force, de stabilité et de souplesse, mais également des qualités morales de respect, de discipline et de détermination.
Cette sculpture dansante d’un colosse aux pieds d’argile, d’un titan qui se confronte joyeusement aux forces du chaos, m’évoque une posture d’équilibre pour notre vie d’aujourd’hui. Comment cultiver la combativité, la concentration, l’ancrage dans la réalité et en même temps la flexibilité, la légèreté et le détachement ?
La période de défi et d’incertitude actuelle rend ces qualités encore plus indispensables pour pouvoir faire face avec sérénité aux difficultés qui nous attendent. Car nous avons enfin compris que tout est en mouvement et impermanent dans ce monde.
En faisant le lien entre le passé et le futur, cette figure d’équilibre nous interroge sur notre capacité à prendre conscience de nos racines, de la richesse de notre héritage culturel sans nous raidir sur des principes, des croyances et des habitudes. Cette agilité exige de nous de décristalliser nos représentations en modifiant notre perception des choses. Le défi consiste à accueillir avec confiance le changement, le flux de la vie et même l’adversité en s’éveillant à la réalité de l’interdépendance.
Il s’agit d’une posture entre maîtrise et lâcher prise, en trouvant la stabilité dans l’instabilité, en apprenant à tomber et à se relever. Le secret du Sumô est l’alliance de la technique et de l’action intuitive. Car l’entraînement intensif ne suffit pas ; lors du combat, il est essentiel de « sentir » l’état d’esprit de l’adversaire par une totale attention à l’autre et de suivre instinctivement chacun de ses élans et de ses mouvements. La qualité d’attention et de vigilance au moment présent est donc essentielle et permet de s’abandonner à son expérience immédiate en s’immergeant de plein pied dans le réel. L’esprit et le corps ne font qu’un avec l’environnement extérieur.
Saviez-vous qu’un combat de Sumô dure très peu de temps, rarement plus de trente secondes. Mais les tournois sont organisés sur une période de 15 jours, les journées sont longues et présentent une gradation dans la difficulté, les lutteurs non-titulaires le matin et les champions l’après-midi. N’est-ce pas une belle métaphore de la vie ? Plutôt qu’une grande bataille cruciale, nos jours ne sont-ils pas un tournoi de micro-combats, de luttes au quotidien, où mille fois nous perdons l’équilibre et mille fois nous retombons sur nos pieds, face à une complexité croissante de l’existence.
« Vaincre dans le Sumô, c’est se vaincre soi-même. » – Kirishima Kazuhiro
Jamais acquis, notre équilibre est dynamique et exige de dialoguer en permanence avec la pesanteur du réel, entre mouvement et inertie, transformation et conservation. A nous de renégocier constamment notre position face aux épreuves et aux événements de la vie.
« Vaincre dans le Sumô, c’est se vaincre soi-même » disait Kirishima Kazuhiro, un des derniers lutteurs de la glorieuse génération, qui a montré dans le Sumô l’expression de l’homme dans toute son intégrité et sa dignité.
Ses mémoires publiées en 1996 lors de sa dernière saison de combats nous apprennent, avec une grande humilité, sa longue lutte contre sa propre émotivité pour gravir un à un les échelons du classement et les redescendre aussitôt car rien n’est jamais acquis dans le monde du Sumô. Loin d’être un lutteur solitaire, Kirishima avoue l’importance du soutien de ses proches et notamment de son épouse qui joue un rôle crucial autant sur le plan matériel que psychologique. Ce qui est remarquable chez lui, c’est sa singularité, puisque c’est un Sumô qui a du mal à grossir, désavantage certain dans ce sport ! Il a dû, toute sa vie, compenser un manque de poids physique par une technique variée et inventive et par une plus grande prise de risques dans les postures. Les nombreuses défaites l’ont incité à améliorer constamment sa technique, en cultivant son principal talent, à savoir sa poigne exceptionnelle qui lui permettait de retourner les adversaires les plus lourds.
Rester centré sur l’objectif est primordial pour un Sumô, mais Kirishima envisage en même temps son action comme une partie d’un ensemble plus vaste, comme une expérience initiatrice. Pour lui, être Sumô, est un art, un don de soi ou une manière d’être au monde, bien plus qu’un moyen de gagner sa vie. Les privilèges accordés aux meilleurs lutteurs classés exigent des efforts constants et des sacrifices les premières années. Et malgré la peine et la douleur, Kirishima n’en tire aucune fierté, aucune gloire personnelle, il se met au service d’une tradition millénaire, empruntant la voie suivie par d’autres lutteurs avant lui.
Il faut dire que dans le monde du Sumô, dès le plus jeune âge, le travail sur le corps s’accompagne d’un travail sur l’ego, dans la lignée de la pure tradition japonaise, qui tend à rendre l’ego suffisamment souple et vigoureux (comme un bambou) pour pouvoir accueillir et résoudre les différentes étapes de l’existence humaine.
Pourtant, Kirishima nous révèle que, malgré les pratiques intensives de méditation et de détachement, un lutteur de Sumô n’est pas un surhomme mais un individu ordinaire en prise avec ses émotions et ses pensées, ses fragilités et ses doutes. La force n’est pas tout, et la vulnérabilité peut devenir un atout si elle sert une perception fine des situations et une intelligence sensible. Chez Kirishima, cela s’est traduit par un style inimitable, vif et élégant et une intégrité constante dans la lutte car il n’a jamais eu recours à des coups bas pour déstabiliser ses adversaires.
« Dans le monde du Sumô, dès le plus jeune âge, le travail sur le corps s’accompagne d’un travail sur l’ego. »
Mais c’est surtout sa persévérance qui explique une des carrières les plus longues de l’histoire du Sumô et sa grande popularité auprès du public japonais. D’ailleurs n’a-t-il pas reçu « le prix de la lenteur » pour honorer son accession tardive et tant attendue au fameux titre d’Ozeki !
Dans nos combats intimes ou nos engagements citoyens, Kirishima nous apprend à rester digne dans la lutte, à ne jamais perdre courage, à conjuguer ardeur et sensibilité, à nous appuyer avec humilité et gratitude sur notre entourage, à accepter nos limites tout en cultivant ce qui nous rend uniques, à revitaliser notre héritage et à nous inscrire dans une chaîne de transmission. La lutte se confond ainsi avec la vie et lui donne son intensité et son éclat.
Sources : « Mémoires d’un lutteur de Sumo » Kirishima Kazuhiro – Editions Picquier
Crédits photo : Annie Christen, 123RF