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« Où est passée la joie ? »

« La joie est la matière la plus rare dans ce monde » nous révélait Christian Bobin comme un secret de poète. La joie, émotion intense et éphémère, jaillit sans crier gare au moment où l’on s’y attend le moins. A force de chercher à construire son bonheur, notre société contemporaine en a oublié la joie, difficile à apprivoiser et à planifier. Alors où est passée la joie et d’où vient-elle ?

De source sauvage, ce sentiment exaltant ressenti par toute la conscience dépasse les habituelles situations de satisfaction ou de plaisir que nous éprouvons au moment où l’une de nos aspirations, l’un de nos désirs vient à être comblé.

« La crise actuelle est une crise de la sensibilité. Nous ne savons plus ressentir les choses. »

Ce type de contentement proche du sentiment de victoire est souvent de bien courte durée et exige, la fois suivante, un défi ou un gain supérieur afin de provoquer régal ou jubilation. Les psychologues parlent d’habituation hédonique pour décrire le phénomène d’usure de notre perception sensible. Ainsi nous nous habituons un peu trop facilement à notre confort et aux avantages de notre situation jusqu’à banaliser ces choses qui nous avaient tant émerveillées la première fois.
Aujourd’hui, nous vivons plutôt dans la crainte du déclassement, de la décroissance, du « faire avec moins ». Les produits de consommation ne nous apportent plus aucune joie mais leur perte ou la simple idée de leur perte engendre un désarroi et une peur du manque. Paradoxe de notre civilisation de l’abondance !

La joie n’est-elle pas devenue la dernière folie ? On dit bien : être fou de joie. Peut-on se réjouir dans un monde qui se délite ? La joie est-elle l’expérience inouïe de l’étrangeté du monde ? Bien au contraire, Spinoza, le grand philosophe de la joie, nous apprend que la félicité s’acquiert au travers de la puissance d’agir. Et agir c’est avant tout désirer. Il s’agirait donc de réorienter nos désirs vers des buts et des aspirations qui font sens pour le plus grand nombre, en abandonnant nos fausses idées de grandeur. La folie consisterait dès lors à nourrir notre désir de bien commun et de paix en dépit des catastrophes annoncées, des guerres et des absurdités commises par les humains. Spinoza nous encouragerait à cultiver une joie active et combative, comme une véritable ode à la vie, pour lutter ensemble contre les causes de l’éco-anxiété et de l’isolement social.

Il faut dire que la joie est un phénomène avant tout relationnel. Nous ressentons de l’enthousiasme ou du bien-être lorsque nous sommes en relation avec d’autres êtres vivants ou avec notre environnement proche. Le sourire d’un nouveau-né suffit à provoquer une bouffée d’allégresse chez certains. C’est dans la perception du monde qui nous entoure que naît la source de notre ravissement. Car nous sommes bien ravi-e-s à nous mêmes, enlevé- e-s aux affres de notre esprit clôturé sur lui-même et ombreux comme un puits sans fond. La joie est donc ce qui nous détourne de nous-mêmes, ce qui nous échappe, ce qui nous met en lien avec l’extérieur.

La crise actuelle est une crise de la sensibilité. Nous ne savons plus ressentir les choses, ni nous imprégner des arômes et du bouquet du monde. Nous sommes comme prisonniers derrière un mur en verre, un écran de plexiglas, depuis un habitacle clos où l’expérience des autres se fait à distance, la traversée des paysages se fait hors sol, à très grande vitesse, la rumeur du monde devient inaudible … Nos sens sont anesthésiés, notre sensibilité émoussée, nous nous habituons au malheur des autres, qu’ils soient migrants ou familles sinistrées. Nous nous protégeons des risques de désillusion et ce faisant, nous nous coupons de toute faculté d’émerveillement. Nous étouffons dans nos armures d’indifférence. La fontaine de la joie est tarie, nos cœurs endurcis se dessèchent comme une terre fendillée d’une infinité de craquelures.

Comment irriguer nos vies d’une eau vive et fraîche, bondissante et régénératrice ?

La joie appelle l’ acceptation de notre vulnérabilité et une prise de risques ; il nous faut pour cela retirer nos armatures morales, nos camisoles sociales, nos uniformes et masques identitaires. Faire corps à corps avec le réel et se resensibiliser. Accepter la blessure et la perte pour toujours. La peine aiguise nos sens et creuse notre sensibilité, qui sont nos uniques instruments pour faire vibrer la joie. Le poète Khalil Gibran dans son conte « Le prophète » nous parle en ces mots : « Joie et peine sont inséparables … elles viennent ensemble et quand l’une est assise à table en votre compagnie, rappelez-vous que l’autre est assoupie dans votre lit (…) Le puits où monte votre rire a si souvent été rempli par vos larmes. (…) Plus profond le travail de la peine dans votre être, plus de joie vous contiendrez (…)

« La joie reste une énigme, elle s’éprouve et ne peut se comprendre. »

La joie est jaillissement de l’imprévu et de la nouveauté qui entrent comme par effraction dans nos vies. La joie c’est d’être décalé de soi, de ses attentes, de ses croyances, c’est l’anti-algorithme, l’anti-prévision. Elle se situe plutôt du côté de l’aventure, de la découverte et de la rencontre inattendue. Cela exige de sortir des chemins balisés, de jeter les applis des smartphones aux orties, de musarder et de se laisser surprendre au détour d’une ruelle ou d’un chemin sinueux. De s’égarer puis de se rencontrer autre par surprise.

Et si la joie était un sentiment résolument antimoderne, une émotion archaïque provenant du fond des âges, faite d’innocence et de simplicité ? La joie peut s’envisager ainsi comme un retour aux origines de l’homme, à la connexion aux cinq éléments définis par les Grecs anciens, que sont l’Air, le Feu, l’Eau et la Terre, à l’origine selon eux de toute vie sur Terre, complété par le cinquième élément, l’Éther, qui les harmonise et génère un équilibre dynamique. Cette vision antique résonne encore aujourd’hui avec l’exaltation spontanée et universelle devant le fleurissement du printemps, un horizon pourpre au crépuscule, une lune rousse une nuit d’hiver, un bain frais dans le cours de la rivière, le chant du vent dans les pins. Saviez-vous que même les chats montent sur les toits pour assister au coucher du soleil ? C’est peut-être là notre joie essentielle et parfaite qui nous relie aux milliers de générations d’humains et de non-humains ayant habité cette planète, depuis la nuit des temps.

Et vous, vous souvenez-vous des expériences intenses de votre prime enfance ? Quels sont vos premiers éblouissements de l’aube qui ont fait déborder une joie étincelante ? Ces moments rares qui nous marquent d’une empreinte indélébile et dont nous n’avons de cesse de retrouver la saveur tout au long de notre vie. Pour ma part, ces premiers frémissements sont nés avec le hululement de la chouette les nuits d’été, les chemins de garrigue parfumés au thym, le goût des myrtilles de montagne et la langue violette, les longues après-midi de jeux dans les jardins et vergers. Tous ces instantanés ont marqué ma mémoire d’enfance d’une joie pure, la simple joie d’être vivante et d’appartenir au monde sensible.

La joie reste une énigme, elle s’éprouve et ne peut se comprendre ni se fabriquer. Point de joie artificielle en ce monde. Ce sont bien souvent les mystiques, les poètes et les romanciers qui en parlent le mieux. Laissons le sensuel Henry Miller nous partager le mystère de cette ivresse de l’être :
« Le rire c’est un instant qui passe. Mais la joie, la joie est une sorte de saignée extatique, une infamie de super-contentement qui déborde par tous les pores de l’être. On ne rend pas les gens joyeux du seul fait qu’on est joyeux soi-même. La joie trouve sa source dans l’être : elle est ou n’est pas. Elle se fonde sur des raisons trop profondes pour être comprises ou pour se communiquer. »

Pour aller plus loin : lire « Le prophète » de Khalil Gibran aux éditions Mille et une nuits

Images : Tableaux de Pierre Bonnard, le peintre de la joie (« L’atelier aux mimosas » 1939, « La porte-fenêtre ouverte » 1921)

Avr 4, 2024