Où est passée mon intuition ?
Après avoir parlé du doute et du choix dans les précédents articles, il m’est apparu que l’intuition jaillissait telle une source rafraîchissante au coeur de ces deux thématiques. Il est vrai que notre société occidentale et notre système d’éducation ne mettent pas vraiment à l’honneur l’intelligence intuitive. Peut-être vous demandez-vous où est passée la vôtre ?
Mais qu’appelle-t-on « intuition » ? Et quelle différence avec l’instinct ?
« Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don » – Albert Einstein
Ethymologiquement, le mot vient de intuitio en latin dérivé du verbe intuitere qui signifie « regarder attentivement à l’intérieur ». On la définit généralement comme une connaissance directe, immédiate de la vérité, sans recours au raisonnement ni à l’expérience. D’origine inconsciente, elle prend souvent la forme d’un sentiment d’évidence sans pouvoir ni l’expliquer ni la justifier. Il s’agit d’une faculté commune et partagée par tous depuis l’origine de l’humanité et qui a joué un rôle crucial dans les découvertes scientifiques.
L’instinct quant à lui est un comportement inné conditionné par notre nature biologique et permet de faire face à un environnement déterminé afin de garantir la survie. Les instints tels que la conservation, la protection, la sociabilité définissent le fonctionnement vital des êtres humains mais aussi des animaux.
Ce qui nous intéresse pour mieux nous orienter dans la vie est bien de cultiver notre intuition. Alors comment éveiller et stimuler cette faculté parfois endormie au fond de nous ?
Une des voies d’accès à l’intuition est justement le rêve nocturne. Depuis les temps anciens, le rêve est considéré comme un puit de l’inconscient qui charrie, la nuit, des messages codés. Tel que nous le rapporte l’histoire biblique de Joseph et du pharaon, les Egyptiens prêtaient une grande attention aux rêves-messages concernant un possible futur. En complément des rêves nocturnes, le rêve éveillé ou rêve-voyage était une pratique ritualisée encadrée par des guides (tels nos psychanalistes et thérapeuthes d’aujourd’hui) et permettait au rêveur-voyageur d’accéder à une réalité profonde inaccessible dans la vie ordinaire.
Même si nous ne sommes pas pharaon, faisons-nous encore attention à nos rêves ? A leurs images mystérieuses et à leurs messages silencieux ? Avons-nous la force de les suivre et de les prendre au sérieux ? Je me souviens d’un rêve étrange et puissant qui a déterminé le cours de ma vie et mes décisions de changement radical.
Se laisser aller à la rêverie entraîne notre aptitude à l’imaginaire, à la visualisation, à la plongée dans l’inconscient. Tous ces ingrédients participent à la recette de l’intuition puisqu’il s’agit de voir ce qui n’est pas visible, et d’entendre ce qui n’est pas dit.
Notre esprit vagabonde et coule doucement dans le flot de pensées vagues qui jouent par association libre. Cet état de conscience flottant à la lisière des mondes permet le jaillissement d’intuitions parfois fulgurantes. Encore faut-il savoir créer les conditions idéales pour trouver cet état : lors d’une sieste, le matin au réveil, sur la banquette d’un train ou d’un métro, couché.e dans l’herbe, assis.e à la terrasse d’un café ou au fond d’une salle de classe !
« Il y a ce qu’on connait, qui est étroit. Il y a ce que l’on sent, qui est infini » – Christian Bobin
Dans la vie quotidienne, la qualité d’attention à nos ressentis et à nos émotions, sans constituer une sensiblerie superflue, nous permet d’affiner nos sens internes de perception. Car il ne s’agit pas de réagir avec emphase à ce que nous ressentons mais juste de l’observer avec délicatesse et d’engranger ces moments sensoriels et émotionnels comme la tiédeur du soleil au printemps, le parfum du lilas, le rire d’un enfant, le léger vertige à l’annonce d’une nouvelle …
La connection aux éléments et à l’environnement extérieur approfondit notre connaissance véritable des choses sans passer par l’accumulation du savoir théorique. Cette disponibilité ouverte à tout ce qui nous entoure, cette résonance à ce qui vibre autour de nous, nous permet de lire les signes ténus des moindres changements en cours, de faire des liens inédits, et de créer du sens là où aucun discours officiel et formaté ne peut nous renseigner.
Les prêtres égyptiens qui se spécialisaient dans les rêves étaient d’ailleurs appelés : « Les Grands Initiés de la Librairie Magique ». Quel joli nom !
Cette conscience à la fois attentive et flottante exige calme intérieur et lenteur mais elle peut aussi s’excercer dans le mouvement et l’action. C’est la qualité de l’état intérieur qui détermine la qualité de perception. Un artisan au travail, un peintre devant sa toile, un marcheur en montagne, un musicien de jazz sur scène peuvent faire l’expérience d’un fonctionnement purement intuitif en étant totalement immergés dans l’activité et présents à chacun de leurs gestes dans l’instant.
Mais l’intuition inspire l’humilité car elle surgit comme l’éclair à un moment inattendu, elle ne peut être forcée et encore moins mesurée ou évaluée (contrairement à la mémoire). On ne peut ni l’exiger ni l’interdire, elle est fondamentalement libre et rebelle à toute autorité y compris la nôtre. C’est donc dans le lâcher prise qu’elle pourra le mieux s’exprimer lorsque le mental s’apaise ou à l’instant même où il abdique face à l’effarement d’une situation. L’effroi et la stupeur sont des alliés intimes de l’intuition car la rationalisation et le contrôle sont stoppés d’un coup net. Ainsi le voile opaque qui recouvre le mental peut être déchiré par l’éclair de la conscience éveillée.
« Une intuition ne se prouve pas, elle s’expérimente » – Gaston Bachelard
Le déclic de l’intuition, la vision intérieure (« insight » en anglais) fonctionne d’ailleurs comme une re-connaissance plutôt qu’un accès à une information nouvelle. La personne reconnaît une situation ou une solution comme quelque chose de déjà vu et de connu d’où ce sentiment d’évidence. C’est comme l’exercice des points à relier qui révèlent des formes. Subitement la connexion entre des informations disponibles génère une combinaison possible. On comprend mieux la notion antique de grande bibliothèque magique : tout est déjà là et inscrit depuis le début dans le grand flux de la vie, il suffit de retrouver le chemin pour y accéder.
Les neurosciences s’intéressent depuis quelques années à ce phénomène et expliquent la manifestation de l’intuition par des processus cérébraux. Contrairement à la croyance magique, elle jaillirait de notre expertise et de la banque de données sensorielles accumulées au cours de notre expérience. C’est à partir d’un agrégat d’impressions, de sensations, d’observations, d’images et de souvenirs que des circuits neuronaux intégreraient l’ensemble des indices pour façonner une réponse adaptée, en dehors du champ de la conscience. C’est ce que les neuroscientifiques appellent « l’inconscient d’adaptation » et qui est à l’oeuvre chez les sportifs ou les professionnels. Cette intuition experte nous permet d’évaluer presque instantanément les situations auxquelles nous sommes confrontés et d’identifier la réponse adéquate à donner.
Une autre forme d’intuition appelée « stratégique » agit plus lentement mais permet de produire une analyse nette de la situation et de faire venir à l’esprit une formulation très claire du chemin à suivre dans un contexte plutôt inhabituel. C’est l’intuition des sciences, de l’entrepreunariat ou de l’innovation qui agit par lente percolation de données dans un esprit ouvert et disponible jusqu’à la soudaine lumière de l’Eurêka ! Les séances de brainstorming forcé et de planification stratégique seraient plutôt à fuir si on souhaite créer les conditions de la créativité intuitive. Plutôt que de passer une nuit blanche sur un problème, mieux vaut « dormir dessus » selon l’expression populaire et le lendemain, la solution apparaît souvent d’elle-même.
Ainsi quelque soit l’explication sur son origine, les conditions optimales pour son surgissement sont toujours les mêmes, il s’agit de court-circuiter le mental rationnel. La meilleure manière est de sortir de toute injonction d’effort et de volonté, de revenir au corps, de privilégier le calme intérieur, de ne faire qu’une seule chose à la fois et d’observer intensément ce qui se passe en soi et autour de soi. S’éloigner, ne serait-ce qu’un moment, des bruits et des messages émis par la société (media, réseaux sociaux, discours dominant) devient un acte salutaire et nécessaire à notre voyage intérieur.
Faîtes l’expérience ! Créez les conditions d’un état méditatif à l’occasion d’une promenade solitaire, sans intention aucune et sans casque sur les oreilles, juste pour vous retrouver avec vous-mêmes. Laissez décanter vos impressions, goûtez les sensations que cela vous procure.
La dernière étape pour vivre selon son intuition, est celle du courage et de l’audace. Car beaucoup d’entre nous avons déjà eu accès à une clarté de vision concernant un aspect de notre vie. La clé est de savoir écouter cette voix intérieure, de sentir « cette sensation au bout des doigts » comme l’appelait Albert Einstein, de la croire sans preuve et de la suivre en sautant le pas.
C’est peut-être notre fascination pour le merveilleux et l’inattendu qui fera la différence face à la conformité et à l’inertie ambiantes. L’intuition nous ouvre des chemins de traverse non balisés et des options alternatives à découvrir.
« La vie est un mystère qu’il faut vivre, et non un problème à résoudre » disait le Mahatma Gandhi.
Sources : Le merveilleux mystère de l’intuition stratégique, William Duggan, Manuel Barbero, Dans L’Expansion Management Review (2008)
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