« La douleur est incontournable, la souffrance est optionnelle »
Haruki Murakami
Né à Kyoto en 1949, Haruki Murakami est un auteur de fiction connu notamment pour sa série 1Q84 publié dans les années 2010. Sa littérature est rattachée au réalisme magique voire au fantastique, à la recherche de l’étrange et de l’irrationnel.
Que veut-il dire lorsqu’il énonce : « La douleur est incontournable, la souffrance est optionnelle ».
Cette assertion dérangeante est au coeur de la tradition du Zen, et se retrouve aujourd’hui dans différentes approches thérapeutiques et des études en neurosciences.
« La souffrance c’est la scénarisation ou la dramatisation de la douleur, c’est donc l’histoire qu’on se raconte sur sa douleur »
D’abord quelle différence fait-on entre douleur et souffrance ? La douleur, au sens premier, est une sensation physique pénible et désagréable, en réponse à une lésion infligée à l’organisme. Il s’agit donc de l’expérience directe d’un ressenti sur le plan sensoriel ou émotionnel suite à une blessure, une maladie, ou un choc. Elle est causée par la transmission d‘une information circulant dans notre corps grâce aux neuro-transmetteurs puis décodée par notre cerveau. Au niveau le plus élémentaire, la douleur est donc un indicateur, un signal d’alerte destiné à notre protection et à notre conservation. Aucune expérience, aucun apprentissage n’est possible sans elle. Tout comme le plaisir, elle est un guide pour nos actions. c’est en ce sens qu’il y a « autant de sagesse dans la douleur que dans le plaisir » comme disait Nietzsche dans le Gai Savoir.
La douleur est donc inhérente à la nature humaine. Elle est en ce sens incontournable, même si elle est fortement subjective et peut être ressentie de façon différente selon les individus et selon le contexte.
Que devient la souffrance alors ? La souffrance peut être décrite comme un sentiment construit à partir des pensées et des émotions de l’individu qui ressent de la douleur. La souffrance c’est la scénarisation ou la dramatisation de la douleur, c’est donc l’histoire que nous nous racontons sur notre douleur, qu’elle soit réelle ou imaginaire. Cette souffrance s’inscrit elle aussi dans le corps et se manifeste par le quasi-réflexe de se recroqueviller sur le ressenti douloureux, en cultivant un sentiment d’indignation ou de refus. Et c’est ce sentiment de souffrance qui est optionnel selon Murakami et les écoles du Zen.
En psychologie également, cette idée accompagne les thérapeutes. Boris Cyrulnik, spécialiste de la résilience, parle du récit de soi qui peut métamorphoser la représentation de sa blessure ou de l’évènement traumatique. Il explique très clairement que l’on souffre deux fois, une fois dans le réel et une deuxième fois dans la représentation ou l’histoire qu’on se raconte sur ce qu’on a vécu. L’expression de notre liberté se niche dans cet intervalle entre le réel et notre récit du réel. C’est dans cet espace ténu que s’exerce notre possibilité de choix.
« Le fait de lâcher la tension et la lutte contre la douleur libère étrangement une détente de notre mental puis de notre corps tout entier »
Grâce aux techniques d’imagerie cérébrale, des études en neurosciences ont permis de montrer que les centres cérébraux responsables de la perception de la douleur sont étroitement liés aux centres des émotions ; ainsi un individu dont l’attention est sollicitée sur un objet extérieur ressentira moins la douleur qu’un individu focalisé sur le stimulus douloureux.
C’est donc bien notre manière de vivre ou de revivre mentalement l’évènement douloureux qui conditionnera l’ampleur de notre souffrance. Nous pourrions ainsi éviter de rajouter de la souffrance à notre douleur première.
Facile à dire, comment y arriver ?
Paradoxalement, la première option consiste, comme nous l’enseigne le Zen, à accueillir le ressenti douloureux sans résistance et sans jugement. On cesse donc de lutter contre (« je ne devrais pas ressentir de la douleur »), ou de nier le ressenti (« non je n’ai pas mal »).
On accepte de rester en contact avec la douleur physique ou émotionnelle et on se contente de l’observer : où est-ce que ça se passe dans le corps, est-elle continue ou discontinue … La respiration consciente joue un rôle central dans cette pratique corporelle. Le fait de lâcher la tension et la lutte contre la douleur libère étrangement une détente de notre mental puis de notre corps tout entier.
Cette phase d’accueil de la douleur est essentielle dans les expériences de deuil et va souvent à l’inverse de ce que la société occidentale moderne nous enseigne : vite digérer, vite oublier, vite passer à autre chose. Cette amnésie forcée est particulièrement prégnante dans la crise sanitaire actuelle et renforce la douleur du deuil au lieu de l’accompagner à travers rituels et cérémonies autorisant son expression. De nouvelles formes de rituels sont à inventer afin de créer un espace intime où le chagrin se dit et se partage.
Une fois la douleur écoutée et accueillie, nous pouvons choisir la deuxième option et réparer nos blessures par le sens et le lien, deux médicaments que nous avons à notre disposition en abondance, sans jamais risquer la pénurie si nous prenons le soin de les cultiver en nous et autour de nous.
Pour ce faire, il est utile de repérer et d’identifier les pensées de souffrance qui circulent dans notre mental et saturent l’espace narratif de notre vie. Il s’agit de se désencombrer de ces pensées dites douloureuses et qui sont, en réalité, des pensées à l’origine de notre souffrance psychique comme « ce n’est pas juste », « pourquoi moi », « je n’ai jamais eu de chance », « tout est de ma faute » ou « ça va mal finir ». La prise de conscience de notre dialogue intérieur permet de sortir de l’identification à la douleur ou à son souvenir.
« Il est utile de repérer et d’identifier les pensées de souffrance qui circulent dans notre mental et saturent l’espace narratif de notre vie »
Les pratiques narratives prennent exactement ce chemin thérapeutique en dénichant ces « histoires » de souffrances et en les convertissant en histoires de liens et d’espoirs afin de desserrer l’étau de l’identification à une histoire unique et limitante. Il s’agit de renégocier la relation que nous entretenons avec l’évènement douloureux et transformer le récit de vie en imaginant une multiplicité de sens. Ainsi en redevenant sujet et auteur de notre récit intime, nous ne nous laissons plus définir par le contexte extérieur.
Inventer de nouvelles valeurs, cultiver nos rêves et renouer avec notre créativité naturelle : en ouvrant de nouvelles voies d’actions, nous prenons appui sur la douleur pour développer nos capacités de résistance. C’est d’ailleurs le principal moteur de toute création artistique. « Faire une perle d’une larme » disait Musset.
Mais le sens ne suffit pas, seul le lien restaure le sentiment de confiance. L’identité est évolutive et se construit en permanence à travers l’interaction sociale. Le regard de l’autre nous révèle à nous-mêmes ; l’appartenance à une communauté de coeur ou d’esprit nous sort de notre isolement, nous inscrit dans une histoire collective et nous offre un sentiment réparateur de contribution mutuelle.
En un mot, face aux difficultés inéluctables de l’existence, évitons le plus souvent possible de nous infliger la double peine, contentons-nous de la douleur sans rajouter de la souffrance. Acceptons nos émotions douloureuses, travaillons le sens que nous souhaitons donner à ce qui nous arrive, et cultivons les liens d’attachement et de solidarité avec nos communautés électives.
Crédit photos 123RF