L’insoutenable pesanteur du faire
Un jeune commis aux écritures se présente un jour à l’étude d’un notaire new-yorkais installé à Wall Street. S’il commence son nouvel emploi avec une assiduité frôlant le zèle, Bartleby le scribe délaisse peu à peu ses tâches, et finit par refuser catégoriquement de travailler. Le patron, tout d’abord interloqué et irrité, déploie ensuite des trésors d’empathie et d’imagination pour tenter de ramener Bartleby à la raison. Mais à chaque demande, chaque ordre, inlassablement, le jeune homme répond avec une douceur implacable : « J’aimerais mieux pas. »
« Il n’y a de dignité du travail que dans le travail librement accepté » – Albert Camus
Incompréhension, sidération ! Le monde que Herman Melville décrit dans la célébrissime nouvelle Bartleby en 1853, résonne étrangement aujourd’hui avec le monde des bullshit jobs, des travailleurs précarisés, des open-spaces standardisés, des processus dématérialisés, un monde impersonnel et vide, fonctionnel et pétrifié, où toute forme de résistance est aussitôt suspecte, où la passivité et la douce résignation sont sanctionnées.
Cette formule « I would prefer not to » d’une des figures les plus complexes et les plus troublantes de la littérature est devenue le slogan des manifestants du mouvement « Occupy Wall Street » en 2011 dénonçant les ravages du néolibéralisme et du capitalisme financier.
Mais que cache cette résistance passive mêlée à un présentéisme pathologique ? Car Bartleby refuse de quitter les lieux, s’accroche à son bureau de jour comme de nuit et se tient étrangement debout devant la fenêtre donnant sur un mur en briques.
Ses petits refus répétés face à l’autorité ne cachent-ils pas un refus plus profond devant l’absurdité du travail, le manque de sens, le délitement des liens ? Un sentiment de désolation et d’isolement total étreint cet homme sans qualités, sans attaches, sans racines et sans rêves. Il ne peut s’exprimer que par une préférence négative « I would prefer not to » et ne sait vers où orienter son désir. Un homme vide.
Ce texte étrange et énigmatique n’a cessé de fasciner des lecteurs passionnés et des philosophes, à commencer par Deleuze et Derrida, qui n’en finissent pas de discuter et d’élargir l’interprétation. Pour Gilles Deleuze, par sa formule indéterminée, Bartleby grippe les rouages du monde social et des lois qui habituellement le régissent. Mais si le grand refus de Bartleby est sans doute politique, social, moral… il est aussi tragique, métaphysique et insondable. L’action humaine n’est-elle pas toujours vaine et vouée à l’échec ?
« Life would be so wonderful if we only knew what to do with it » murmurait la mystérieuse et mélancolique Greta Garbo.
Pourquoi ce récit résonne-t-il tant encore aujourd’hui ?
Face à la saturation de notre agenda et de notre boîte mail de scribe digital, il est bon de se replonger dans le récit de Melville. En relisant le texte, nous pouvons avoir l’impression d’être les deux personnages à la fois, le patron de l’étude et Bartleby l’employé. Instinctivement, nous reconnaissons une partie de nous qui cherche à participer, à être « raisonnable », à faire « comme si » ou à jouer le jeu, à accepter les petits avantages sans trop se poser de questions. C’est la voix du narrateur, la voix dominante. Tandis qu’une autre partie, lucide et lasse, doute, résiste en silence et préfèrerait s’abstenir, I would prefer not to.
« Ce n’est pas le travail difficile qui est monotone, c’est le travail superficiel »- Edith Hamilton
La première partie se sent d’ailleurs coupable vis-à-vis de la seconde car elle sait qu’elle la critique, la houspille, l’enjoint à retrouver la raison au nom du conformisme social. Les deux parties ne cessent de se confronter à l’intérieur de nous. Nous sommes devenus des êtres clivés. Ce conflit intérieur est-il à la source du « quiet quitting » actuel et du désengagement affectif et moral de nombreux salariés ?
Suscités par un sentiment de malaise diffus, les questionnements intérieurs bouillonnent au sein des entreprises, des hôpitaux, des écoles et des universités : Quelle est l’utilité réelle de mon travail ou de mon futur travail ? Quel impact sur l’environnement ? Mon action entretient-elle le problème ou contribue-t-elle à la solution ? Pourquoi suis-je contraint.e de travailler mal et vite ? Où est passé l’amour du métier ? Quel est vraiment mon métier ? Quelle trace, même infime, ai-je envie de laisser au monde ? Où est passé mon lien aux autres ? Comment puis- je me reconnecter à moi, aux autres, à la nature ?
C’est ce que Christophe Dejours, psychiatre et spécialiste en psychodynamique du travail, appelle la « souffrance éthique ». Les individus sont pris en étau entre des injonctions de performance et de qualité irréconciliables compte tenu de la pression des délais, des réductions de moyens et des procédures inopérantes. Voulant bien faire leur travail, ils sont contraints de le faire mal voire d’aller à l’encontre des règles de l’art ou de tordre la déontologie. Voilà qu’au nom de la Valeur Travail (valeur purement économique), on est prêt à bafouer les principes éthiques du travail comme la solidarité, l’entraide, la transmission, l’excellence, la reconnaissance par les pairs. Cette dégradation de la qualité et du sens ultime du travail abîme les identités professionnelles, interdit tout imaginaire commun que ce soit dans le secteur privé ou public. Ne pouvant partager leur désarroi suite à l’émiettement des communautés de travail, les individus se sentent vides et dans une grande solitude.
« La vie fleurit par le travail » – Arthur Rimbaud
Pourtant Christophe Dejours affirme que le travail permet de faire société et offre aux travailleurs la possibilité d’exprimer ce qu’il y a de meilleur en soi. Encore faut-il que l’organisation le permette voire le favorise en recréant des espaces de délibération informelle (qui n’ont rien à voir avec les sacro-saintes et interminables réunions) afin de transmettre les bonnes pratiques, les secrets du métier et surtout de résoudre les incompréhensions et ambiguïtés inévitables dans tout système humain.
Il s’agirait de retrouver l’éthique de l’action au service du collectif, de sortir de la performance individuelle pour accéder à une compréhension plus large des enjeux et à une coopération fructueuse.
Mais peut-être sommes-nous à l’aube de gouvernances et d’organisations innovantes répondant à une anthropologie nouvelle dans laquelle le travail permet de faire « œuvre commune ». Les diverses expérimentations de management participatif, d’entreprises libérées et d’entreprises à mission cherchent, dans un tâtonnement pragmatique, à créer de nouveaux modes de travail et de répartition de la valeur. Ces expériences restent cependant encore trop marginales et peu adaptées aux grands groupes internationaux. « Small is beautiful » , ce slogan annonce déjà depuis plusieurs années, le retour d’intérêt pour les unités de production plus petites et décentralisées, en proximité avec les acteurs locaux et plus propices à se responsabiliser pour avoir un impact positif.
Toutefois l’émancipation véritable de chacun nécessite un « travail sur soi » qui constitue certainement le travail de toute une vie. C’est d’ailleurs une des fonctions de l’activité professionnelle que de produire des occasions de se « frotter » au réel, de découvrir ses potentialités et des qualités insoupçonnées en cherchant à surmonter les épreuves, les difficultés, les imprévus et les malentendus, en développant tant son intelligence qu’un savoir-faire technique et aussi relationnel. Ainsi le « faire » devient la matière de sa propre exploration. « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche » disait Pierre Soulages. L’action volontaire et libre, bien que cadrée par un contexte professionnel, permet à chacun de savoir ce qu’il aimerait mieux approfondir ou inventer, dans quoi il aurait envie d’investir son énergie et son temps, toujours en relation avec les autres.
Et nous pourrons alors nous exprimer un jour en disant ouvertement : « I would prefer to » !
Sources :
« Ce qu’il y a de meilleur en nous. Travailler et honorer la vie » (Christophe Dejours – Essais Payot 2021)
Herman Melville, Bartleby le scribe (La petite littéraire, éditions libertalia)
Bartleby le scribe (Le Canard enchaîné – 8 juillet 2020)
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